Aujourd’hui, on a tous le cœur gros.
Il me semble qu’à tous moments, je vais entendre les roues de ton fauteuil glisser dans le couloir. Ta tête penchée apparaîtra dans l’encadrement de ma porte et, avec malice, tu me demanderas un petit chocolat. Comme j’aimerais me lever pour aller le chercher ce chocolat ! Comme j’aimerais me forcer à prendre mon air sévère pour te dire que tu exagères avant de te le donner…
Mais cela n’arrivera plus.
L’équipe ne viendra plus se plaindre de ton comportement. Elle ne viendra plus non plus, morte d’inquiétude, me dire que tu ne vas pas bien. Elle ne reviendra plus, comme Sylvain en son temps, sauter de joie devant ma porte en s’exclamant : « Je suis trop content, elle redevient casse-pieds, c’est signe qu’elle va mieux ! »
Pendant presque 13 ans, tu étais là. Je me souviens de Sandy, rouspétant, parce qu’il ne parvenait plus à te convaincre de porter ta prothèse pour marcher. Il y avait aussi toutes les fois où il fallait que le Dr JELTI te fasse la leçon pour que tu acceptes de respecter les protocoles médicaux nécessaires.
Tu passais ton temps à toujours essayer de négocier. En réunion de Projet, pour te faire entendre que la nuit était faîte pour dormir, on se serait cru au souk : tu voulais veiller jusqu’à 3h00 du matin, on jouait la provocation en proposant 22h30 et, progressivement, on se mettait d’accord sur minuit/minuit et demi en sachant pertinemment que tu n’irais pas au lit avant 1h00. Parce que tu étais comme ça. Parce que tu aimais pouvoir franchir les limites ne serait-ce qu’un peu.
Je me souviens de cette fois où Clotilde voulait que l’accompagnement à la toilette soit inscrit dans ton projet parce qu’elle redoutait les chutes. Evidemment, tu n’étais pas d’accord. Tu voulais continuer à prendre ta douche toute seule. Il a fallu qu’on se creuse les méninges, qu’on fasse deux ou trois pas vers toi pour que tu acceptes de faire un pas vers nous, pour finalement imaginer ensemble un compromis qui préservait ton temps d’intimité en assurant ta sécurité.
Tu n’étais pas seulement une grande négociatrice avec nous. Tu avais vécu suffisamment longtemps à l’Hôpital Psychiatrique pour avoir mis au point ton propre système économique. Et je devais parfois me fâcher pour mettre un terme à tous tes petits trafics. Quand tu étais convoquée dans mon bureau, tu commençais généralement par me crier dessus. Ta meilleure défense, c’était l’attaque ! Tu n’écoutais strictement rien et tant que je n’élevais pas suffisamment la voix pour qu’elle passe par-dessus la tienne, tous mes mots se perdaient dans tes bruyantes contestations. Je n’avais alors d’autres choix que de froncer fort les sourcils en prenant un ton ferme pour t’arrêter. Alors, tu écoutais. Tu baissais la tête et tu capitulais, mais toujours avec l’air de me faire une fleur. Ta voix se radoucissait et tu répondais simplement : « Bon, d’accord ».
Je me souviens d’une période où tu dépassais tellement les bornes, qu’on avait mis en place un calendrier affiché dans mon bureau pour noter tes écarts de conduite. Tu venais me voir toutes les semaines pour faire le point. On avait un marché : ou le nombre de tes exploits diminuait, ou on appellerait ton médecin pour une sérieuse réunion de cadrage. Évoquer le nom de ton médecin suffisait souvent à faire cadre, et tu t’appliquais finalement à améliorer ton comportement. Tu me répétais durant de longues semaines, à chaque fois qu’on se croisait : « J’ai été adorable. Tu peux demander à tout le monde. Tout le monde te dira : Aïcha, elle est Adorable ! »
Par la suite, il suffisait que je te demande si tu voulais que je remette un calendrier au mur pour qu’en souriant tu me répondes : « Non, ça va. J’ai compris ».
Tu ne manquais jamais d’imagination pour ébranler le cadre, pourtant, on n’était jamais en colère « pour de vrai » avec toi. Je peux l’avouer à présent, bien des fois, en m’efforçant d’avoir l’air fâché, je me retenais secrètement de rire. Il y avait, au fond, tant de noblesse dans tes coups pendables. Tes côtés « incorrigibles » avaient presque de la prestance.
Après tout, la vie ne t’avait jamais fait de cadeaux. Il fallait bien que tu te débrouilles ! Que tu luttes avec tes armes contre un destin qui t’avait malmenée. Que tu retires de petits bénéfices secondaires pour compenser ton infortune.
Et nous, derrière notre façade de professionnels, on se sentaient touchés. On avait bien du mal en vérité à te refuser quelque chose. Le Dr JELTI, même pressé, trouvait le temps de pousser ton fauteuil jusqu’au café du coin pour t’offrir un coca zéro. Tous les ans, quand tu me demandais de t’accompagner au restaurant pour ton anniversaire, je te faisais un long discours sur le caractère exceptionnel de la chose. Et je t’accompagnais quand même, tous les ans, à la terrasse du Fourteen à Paris où tu choisissais toujours du foie gras, une bavette avec des frites et une assiette de fromage…
Je me souviens de ma première année au FAM. La première Directrice n’avait pas lancer l’organisation de transferts. À défaut, on avait rapidement bricolé une journée à la mer. Je te revois à Trouville, me demandant d’acheter une carte postale pour l’envoyer au FAM. En rentrant, tu m’avais dit : « C’était vraiment bien ces vacances ». Une seule journée t’avait suffi à être heureuse. Il en fallait peu, en réalité, pour te faire plaisir : Qu’on prévoit une petite marge pour te laisser un peu franchir la ligne, qu’on t’offre des moments en dehors des habitudes, qu’on te laisse décider pour toi autant que possible, qu’on te fasse un café à la machine du bureau, qu’on te donne un petit chocolat sans sucre. Et alors, tu étais heureuse.
Pendant presque 13 ans, tu étais là et bien là. Depuis sa création, tu étais membres du CVS. À chaque élection, tu te présentais et tu étais élue. À chaque fois, tu étais volontaire pour représenter les autres à la commission Menus et, franchement, ce n’était pas triste. Je revois la tête des professionnels de SODEXO quand tu leur balançais que le poisson c’était « dégueulasse » et que leurs menus manquaient de saucisses. Au CVS, c’était pareil. Le Président de l’AFASER raconte encore, à qui veut bien l’entendre, la fois où tu militais pour remplacer les repas du FAM par des sorties tous les midis au restaurant chinois. Ou encore, cette fois, où j’avais dû t’expliquer que je n’étais pas d’accord avec le petit groupe de résidents, que tu avais constitué sur ton étage, et qui refusait les repas proposés, pour se nourrir exclusivement de pâté et de fromage achetés à la superette du quartier.
Je peux citer Monsieur DUKAN, représentant des familles au CVS, qui, très ému, nous a écrit : « Que de souvenirs de ses interventions lors des réunions de CVS, notamment sur le choix des menus... C'est souvent Aïcha que l'on croisait en premier lors de nos passages au FAM... Aïcha en train de fumer une cigarette... »
Je la revois aussi cette foutu cigarette, quand tu toussais à t’en arracher les poumons. Quand on te disait que tu fumais trop, tu nous répondais que ce n’était pas vrai, que la cigarette n’était pas mauvaise pour la santé, que c’était le fait de boire de l’eau qui te faisait tousser.
Lorsque tu es arrivée au FAM, tu avais déjà tout d’une survivante. Ta santé tenait à un fil mais tu étais une vraie battante. On aurait même pu se laisser aller à l’illusion que rien ne pourrait jamais t’abattre. Comme chacun le répète ici, tu étais l’un de nos piliers.
Ton secret, il était dans ces mots simples que tu m’avais confiés à la cafétéria de l’hôpital, alors qu’on savait déjà toutes deux que la maladie, cette fois, ne te laisserait plus gagner. On était assises l’une en face de l’autre quand je t’ai posé cette question d’une banalité presque bête : « Alors, qu’est-ce que tu racontes ? ». Tu m’as regardé. Tu as pris une grande aspiration et tu m’as répondu, l’œil pétillant : « Moi, ce que je raconte, c’est qu’à chaque fois que je te vois, je suis heureuse. La vie est belle. Même si j’ai un handicap et tout ça, il y a toujours pire que moi. Moi, j’aime la vie ».
Cette vie, tu l’as aimée envers et contre tout, tu l’as aimée jusqu’au bout. Tu nous as dit que tu voulais mourir ici, chez toi et pas à l’hôpital. Alors on t’a accompagnée jusqu’au bout. On te devait bien cela. Tu as fait un dernier signe à Jennifer pour dire que tu voulais bien un peu de parfum et tu t’en es allée, digne et parfumée, rencontrer ce bon dieu que tu aimais tant.
Toi, tu étais née à Créteil et tu aimais aller à la messe, de temps en temps, le Dimanche, à Notre Dame de Lourdes. Tu aurais voulu une cérémonie catholique mais ta famille en a décidé autrement. Ce n’est pas grave. Tu iras rejoindre ton papa en Algérie. De notre côté, le vendredi 06 octobre 2023 à 12h30, on se réunira à ta mémoire. On évoquera nos souvenirs. On sera tous ensemble pour toi. On boira un verre et on mangera des cochonneries comme tu aurais aimé. Je ne vais pas mentir. Je ne suis pas catholique. Et peu importe, parce que même si je l’étais, je ne le dirais pas. Comme tous les professionnels du FAM, je respecte la Laïcité, cette Laïcité qui se doit de protéger la liberté de culte de chaque personne accompagnée. Alors, Dimanche 08 octobre 2023, je me lèverai et j’irai à Notre Dame de Lourdes, à la Messe de 11h00 qui te sera en partie dédiée. Ton corps ne sera pas là, mais toutes nos pensées seront avec toi.
Quand Noël approchera et qu’il sera temps de commander les chocolats sans sucre, je sais que cette année j’aurais du mal à retenir mes larmes, je sais que l’année prochaine je penserai à toi avec un pincement au cœur, je sais que d’année en année je réussirai à sourire, puis à rire en me souvenant de tout ce qu’on a partagé ensemble. Pendant presque 13 ans tu étais là et quelque chose de toi y restera toujours, quelque chose, comme une petite voix qui, quand tout semblera difficile, nous soufflera à l’oreille : « La vie est belle ».
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